Bridés par la tyrannie des 4P, les marketers révisent leur alphabet: 5 E, 6 S ... Qui dit mieux?
Le marketing mix désigne les outils dont dispose l'entreprise pour
influencer ses ventes. Jerome Mc Carthy les a regroupés en 1960 sous
l'appellation «4 P» désignant ainsi le produit, son prix, sa place et sa
promotion.
Les 4 P collent au contexte des Trente Glorieuses, à
l'économie de l'off re et à l'explosion de la grande distribution. Dans
les décennies 1950 et 1960, le message est directif, émis par la marque
ou l'annonceur.
« Avec le marketing des 4 P, nous sommes tous
considérés comme des enfants, des consommateurs passifs auxquels
s'adresse le père », souffle Jean-Claude Boulay, fondateur de JCB
Consultant, cabinet conseil en marketing et études sémiologiques. Le
marketing fait son job, il répond aux besoins des consommateurs en
proposant une off re produit, une politique de prix et en communiquant
pour expliquer en quoi elle y répond mieux que celle du produit
concurrent. Philip Kotler, le «père» du marketing, reprend les 4 P à son
compte. « Les 4 P, résume Thierry Maillet, consultant en marketing et historien des entreprises,
c'est un peu comme le plan comptable pour la comptabilité. Des
instances internationales le critiquent, mais il faut bien des règles et
cela fonctionne. » Pour autant un bon expert-comptable ne se limite
pas à l'application du plan comptable. De la même manière, dans la
vraie vie, un bon marketer doit dépasser les frontières des 4 P.
D'ailleurs, au fi l du temps et de l'évolution de l'économie, les
critiques fusent. De toutes parts. Les marketers se sentent un peu trop à
l'étroit, bridés par la tyrannie des fameuses lettres.
Le contexte
évolue. Le temps du "no limit" et "no future", du "je consomme, donc
j'existe", s'achève.
Les crises successives ont englouti le monde de la
croissance régulière et continue. « Pendant les crises des années
1983-1984, puis de 2004-2008 en Europe, les politiques ont misé sur la
relance par la consommation - sauf en Allemagne avec les résultats que
l'on connaît en matière d'endettement, expose Olivier Géradon de Vera, vice-président de SymphonyIRI France. Mais
2008 représente un tournant avec une hausse des prix des produits de
consommation courante supérieure à la croissance des revenus, et donc
une baisse du pouvoir d'achat. »
La crise est stoppée, mais les
tendances sont cristallisées avec un retour aux économies domestiques
(on consomme utile plutôt que futile), qui signe l'impuissance des 4 P.
En 2012 et 2013, alors que la baisse des revenus des ménages risque de
s'installer à moyen terme - remboursement de la dette publique oblige -
le consommateur ne réagit définitivement plus au mix média traditionnel.
Les 4 P en question
Dans son ouvrage Les clés du marketing, paru aux Etats-Unis en
2003 (2005 en France), Philip Kotler fait le point et passe en revue les
opposants aux 4 P.
Les entreprises de cosmétique ont voulu ajouter un
cinquième P pour désigner le packaging, pourtant compris dans le
«Produit» ; les commerciaux dénoncent la lettre P comme une barrière à
l'entrée pour leur département, les spécialistes du marketing des
services réclament à leur tour d'ajouter 3 P pour :
- Personnel
- Procédé
- Présentation
Philip Kotler, lui-même, suggère de s'affranchir
des 4 P en osant une nouvelle définition avec
- Configuration (produit),
- Valorisation (prix),
- Facilitation (place) et
- Symbolisation (promotion).
Querelle de chapelle ou nouvelle théorisation, une autre critique se
fait jour, plus fondamentale, avec Robert Lauterborn, qui, dans les
années 1990, appelle ses condisciples à travailler sur les
4 C avant de
déterminer les 4P (qu'il ne remet pas en cause):
- consommateur
- coût pour
le consommateur
- commodité
- communication
« Erreur, répond Thierry Maillet, car
c'est bien le marketing de l'offre qui tient les rênes: demander à un
consommateur ce qu'il veut, c'est regarder dans le rétroviseur. »
Les 4 P priment encore sur les autres approches. Les entreprises doivent
toujours proposer et promouvoir des «produits».
Et ceux-ci trouvent leur «place» dans les rayons de la distribution ou sur des pages internet.
Le «prix» demeure une variable d'actualité, y compris dans l'économie
numérique, où certains services, présentés comme gratuits, ne le sont
pas vraiment, puisque le consommateur doit s'équiper (acheter un
ordinateur, payer un abonnement pour la connexion, télécharger des
applications...).
Enfin la «promotion» a toujours cours, soit par le
biais de la communication - il s'agit alors, selon Thierry Maillet,
davantage d'une prise de parole - soit dans les linéaires de la
distribution. Pourtant, le principe des 4P, qui épousait si bien l'ère
industrielle, ne semble plus adapté au contexte actuel.
Helen Zeitoun,
directeur monde de l'activité marque communication et expérience client
chez GfK France, estime qu'« il manque trois éléments pour permettre
aux 4P de comprendre les comportements actuels et agir sur eux:
- l'importance des services,
- celle de l'expérience et enfin de la
relation ».
Aujourd'hui, une enseigne comme Leroy Merlin tire son
épingle du jeu grâce aux cours de bricolage et aux nombreux autres
services à valeur ajoutée qu'elle met à la disposition de ses clients.
Les consommateurs recherchent de l'émotion à travers l'expérience, et
avec Internet, la dimension sociale prend du poids.
Le renouveau des fondements du marketing
La matrice a donc changé. Le consommateur n'est plus le dernier maillon
de la chaîne, qui achète sous l'effet du matraquage publicitaire. Au
contraire, il devient partie constituante de la politique des marques.
Les individus interviennent (ils publient leurs avis sur Internet) et
participent (via la cocréation, par exemple).
« Les 4 P n'ont pas disparu, les 5 E représentent simplement une couche supplémentaire »,
admet Minter Dial, président de The Mindset Company, conseil en
stratégie marketing.
Zoom sur les 5 E
E comme essence. Plus la marque est capable d'exprimer des
valeurs en cohérence avec celles du consommateur, plus elle suscite et
renforce le sentiment d'attachement.
E comme émotion. L'émotion est le vecteur, tout passe par elle. Un bon
produit est nécessaire, mais pas suffisant. Dans un premier temps,
lorsque le consommateur écoute un message, l'émotion ressentie influe
sur sa perception du produit. Ce n'est qu'ensuite qu'il rationalise et
réfléchit à son acte d'achat.
E comme engagement. L'engagement de la marque doit venir de ses
dirigeants fondateurs, puis être relayé par les salariés de
l'organisation et partagé avec ses clients.
E Comme expérience. L'invitation à vivre autrement et à profiter d'un
produit ou d'un service est fondamentale. L'exemple de la musique est
frappant: depuis l'avènement du téléchargement numérique en lieu et
place du disque ou du CD, le moyen le plus efficace de vendre un album
est d'en organiser la promotion via des concerts.
E Comme échange. L'échange repose sur l'écoute et le conseil que la
marque peut faire valoir. Les conversations initiées sur les réseaux
sociaux devraient permettre aux marques d'améliorer leur communication
et leurs services.
Trois éléments seraient venus, selon lui, bousculer
les fondamentaux du marketing :
- Un, après les années de matraquage
publicitaire, la méfiance des consommateurs enfle vis-à-vis des
marques, dont le manque de sincérité est présumé.
- Deux, le besoin de
sens engendre un anti-consumérisme qui s'affirme comme une valeur refuge
dans un monde incertain, fragilisé par le terrorisme, le réchauffement
climatique, la crise des systèmes financiers...
- Trois, l'essor du Web
bouscule les paradigmes marketing et commerciaux.
La force des 5 E est
d'instaurer le marketing relationnel en réponse au questionnement des
consommateurs. Mais, objecte encore Thierry Maillet [ ...], « il ne
faut pas être naïf En matière d'échange, la marque conserve une volonté
de domination. Même si elle peut écouter et faire évoluer son off re,
son objectif est de la vendre ».
«Le marketing passe d'une posture dirigiste à une posture d'encadrement et d'accompagnement »,
observe le sémiologue Jean-Claude Boulay
Les annonceurs scrutent les
avis des consommateurs, ils essaient d'encadrer les échanges en
entretenant des espaces de dialogue (pages sur les réseaux sociaux,
forums) afin de répondre aux critiques avant qu'elles ne créent le buzz.
Leur volonté de contrôle est évidente. «Les marques quittent le rôle
du père pour jouer celui du grand frère ou du cousin qui fait part de
son expérience, montre mais conseille et joue les modérateurs», ajoute l'expert. Le rôle du community manager!
Des 5 E aux 6 S
Selon Minter Dial [ ...], le marketing des 5 E repose aussi sur
l'engagement des salariés de l'organisation. Sans eux, pas de
transmission des valeurs de l'entreprise ni de partage des engagements
de la marque avec les clients. D'où la nécessité de réviser les schémas
organisationnels et d'abattre les silos. «A tout moment le p-dg doit
être capable d'incarner les valeurs de la marque et de vivre dans la
peau du client pour créer l'empathie », insiste Minter Dial.
Les valeurs de
la compagnie sont mises en avant par l'engagement du salarié, qui sait
créer une émotion positive et enrichir ainsi l'expérience client. Mieux,
cette expérience est suffisamment forte pour être relayée et partagée
sur les réseaux sociaux. Un modèle du genre. Une nouvelle ère s'est
ouverte, qui nécessite donc de renforcer l'esprit d'équipe à l'intérieur
des organisations et de décloisonner le marketing pour qu'il travaille
en symbiose avec le service clients, mais aussi avec la direction
informatique et les ressources humaines.
Déjà, d'autres voix s'élèvent pour remettre en question le principe des 5
E. Comme si les fondamentaux du marketing ne cessaient de se moderniser
suivant l'évolution des comportements des consommateurs.
«Au delà des 5E qui me paraissent dépassés, déclare à son tour Olivier Géradon de Vera, je
propose les 6 S
- Situation, car les consommateurs sont désormais confrontés à
une offre à tout moment. En hypermarché, ils arrêtent leurs choix en 45
secondes, ce qui donne une importance capitale au message véhiculé par
le linéaire. Ce qui est vrai en point de vente l'est sur le Web, mais ce
sont alors les sites comparatifs et les avis des internautes qui font
la différence.
- Satisfaction,
- Social network, car l'appréciation des
consommateurs pèse de plus en plus dans le choix de leurs pairs.
- Sécurité
- Sensibilité au prix, «comme la variable pure et dure»
et la notion de «séduction», dans laquelle il regroupe la publicité et
la promotion. Ici, aucun ordre de classement, car il s'agit d'un mix à
mélanger sans modération.
- Séduction -
car l'expérience ne suffit plus. Le mix
doit intégrer la notion de satisfaction. »
Les mauvaises langues diront que chaque
consultant propose sa typologie et qu'au fond, ce qui compte, c'est bien
l'évolution des outils au service du marketing. Aux anciens 4P sont
venues s'ajouter les variables liées aux consommateurs (à leurs
comportements multiples), aux organisations (tous les départements de
l'entreprise sont désormais concernés), et aux nouvelles technologies
(Web, mobilité).
Zoom Les 4 P revisités
Alors que la pertinence des 4 P est remise en cause par les
marketers, Philip Kotler, Kevin Keller et Delphine Manceau actualisent
ses variables dans une réédition de Marketing Management
(Pearson, 2012).
Quatre nouveaux P reflètent le concept de marketing
holiste: les personnes, les processus, les programmes d'action et la
performance.
Personne: Souligne l'importance du personnel dans le succès du
marketing, et donc la nécessité d'adopter une orientation marché dans
l'ensemble de l'organisation.
Processus: La prise de décision marketing dépend désormais des processus organisationnels.
Programmes d'action: Ils intègrent toutes les activités de l'entreprise dédiées aux clients.
Performance: Les décisions marketing doivent être optimisées en
termes d'impact, et mesurées en intégrant les dimensions sociale et
environnementale.